Les États-Unis des Amériques de Trump

NEW YORK – Publiées de temps à autre par chaque administration américaine, les stratégies de sécurité nationale ne contiennent généralement que peu d’informations, et sont rapidement oubliées. La dernière en date, rendue publique par l’administration Trump il y a quelques jours, fait toutefois exception à la règle. Ce document doit être lu, car il annonce la plus grande réorientation de la politique étrangère des États-Unis depuis l’aube de la guerre froide, il y a 80 ans.

Ce qui frappe immédiatement, c’est la priorité accordée aux intérêts économiques et commerciaux. Le document énonce la nécessité de réduire les déséquilibres commerciaux, d’accroître le commerce et de sécuriser les chaînes d’approvisionnement des États-Unis, ainsi que de réindustrialiser le pays. Les alliés ne sont considérés comme tels que s’ils sont prêts à supporter une part beaucoup plus importante du fardeau de la défense. La géoéconomie supplante la géopolitique. L’investissement prime ; l’assistance n’est plus d’actualité. Les combustibles fossiles et l’énergie nucléaire sont à l’honneur ; l’éolien, le solaire et les autres énergies renouvelables sont délaissés, tout comme les considérations de changement climatique.

Changement majeur, le monde occidental, longtemps ignoré très largement, constitue désormais le cœur de la politique de sécurité nationale des États-Unis. Il figure au sommet de la liste de ce que l’Amérique souhaite pour le monde et de la part du monde. L’Occident est longuement abordé, avant toute autre région.

Cette nouvelle priorité s’explique avant tout par une inquiétude grandissante concernant la sécurité intérieure, visible notamment dans l’accent de plus en plus soutenu que place l’administration sur la lutte contre le trafic de stupéfiants et l’immigration illégale, avec pour conséquence une volonté de réorganiser la présence militaire américaine. En résumé, le « corollaire Trump » prend désormais place aux côtés de la doctrine Monroe et du corollaire [Théodore] Roosevelt, bien que la politique de l’administration semble avoir à la fois pour objectif de faire entrer les États-Unis dans le reste des Amériques, sur le plan économique et stratégique, et d’empêcher les autres d’y pénétrer.

L’Indopacifique figure en deuxième position dans les priorités américaines. Sans surprise, l’accent est largement placé sur les dimensions économiques de la politique américaine, sur « le rééquilibrage des relations économiques des États-Unis avec la Chine, avec pour axes prioritaires la réciprocité et l’équité, afin de rétablir l’indépendance économique américaine ». Le document indique toutefois que la prévention d’un conflit autour de Taïwan constitue le premier des objectifs dans la région.

La Corée du Nord n’est en revanche pas mentionnée. Le document n’évoque nulle part la manière dont l’administration américaine entend équilibrer ses objectifs économiques et stratégiques dans cette partie du monde, ce qui confère une importance particulière à la visite prévue de Trump en Chine au printemps prochain.

Par opposition, l’administration a pour volonté de réduire le rôle des États-Unis au Moyen-Orient, région qui a largement occupé la politique étrangère américaine ces 35 dernières années. Reste à savoir si cela sera possible, le document stratégique exagérant en effet sans doute ce qui a été accompli en termes de promotion de la paix et d’affaiblissement de l’Iran. Quant à l’Afrique, région pourtant vouée à connaître la plus forte croissance démographique, elle apparaît comme un sujet accessoire.

C’est l’Europe qui fait l’objet des plus vives critiques. Après avoir décrit les difficultés économiques indéniables du continent, le document énonce que « ce déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus sombre de l’effacement civilisationnel ».

L’Union européenne y est considérée comme une menace pour la liberté et la souveraineté, la stratégie poursuivant en effet : « Si les tendances actuelles perdurent, le continent sera méconnaissable dans 20 ans tout au plus. Il est par conséquent loin d’être évident que certains pays européens disposeront d’économies et d’armées suffisamment puissantes pour demeurer des alliés fiables ».

Curieusement, le document achève son analyse de l’Europe sur une note un peu plus positive. « Nous devons aider l’Europe à rectifier sa trajectoire actuelle. Nous aurons besoin d’une Europe forte si nous voulons être compétitifs, d’une Europe capable de travailler avec nous pour empêcher tout adversaire de la dominer. » Le traitement réservé à l’Europe n’en demeure pas moins dans l’ensemble négatif, condescendant et inquiétant.

La Russie s’en tire à bon compte. Elle n’est pas traitée comme un adversaire. Les États-Unis souhaitent la paix en Ukraine, quelles qu’en soient les conditions. Le président russe Vladimir Poutine doit par ailleurs se réjouir que le document américain fixe pour objectifs de rétablir « la stabilité stratégique avec la Russie », et d’en finir avec « la perception selon laquelle l’OTAN serait une alliance en perpétuelle expansion », ce qu’il convient d’« empêcher ».

On pourrait ainsi aisément interpréter le document stratégique comme une acceptation implicite des sphères d’influence. Les États-Unis joueront un rôle prépondérant dans l’hémisphère occidental, la Russie et l’Union européenne devront se débrouiller en ce qui concerne l’Europe, et la Chine aura largement son mot à dire s’agissant de l’avenir de l’Asie, à condition qu’elle n’aille pas trop loin. Le document est sans détour : « L’influence prépondérante des pays les plus vastes, les plus riches et les plus puissants est une réalité intemporelle des relations internationales ».

Cette stratégie n’est pas isolationniste, mais témoigne assurément d’une vision plus confinée et plus étroite des intérêts ainsi que de l’implication des États-Unis. « L’époque à laquelle les États-Unis soutenaient l’ensemble de l’ordre mondial à la manière d’Atlas est révolue. » L’unilatéralisme est très présent, et les préjugés solides à l’encontre d’institutions internationales décrites comme intrinsèquement anti-américaines et comme une menace pour la souveraineté nationale.

Cette nouvelle politique étrangère relève moins de l’immoralité que de l’amoralité. Europe mise à part, le parti pris est celui de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’autrui. « Nous aspirons à de bons rapports et à des relations commerciales pacifiques avec les pays du monde, auxquels nous n’entendons pas imposer de changements démocratiques ou sociaux trop éloignés de leurs traditions et de leur histoire. »

Cet hyperréalisme s’observe notamment dans la section portant sur la nécessité d’une coopération avec les gouvernements du Moyen-Orient. « Nous devons pour cela en finir avec les expérimentations malavisées des États-Unis consistant à faire pression sur ces pays – en particulier les monarchies du Golfe – pour qu’ils renoncent à leurs traditions et formes historiques de gouvernement. »

Quelles conclusions tirer de tout cela ? L’époque à laquelle les États-Unis consolidaient les alliances et les institutions internationales, défendaient la démocratie et les droits de l’homme, étaient prêts à se sacrifier pour la primauté du droit et l’équilibre des puissances à travers le monde, appartient désormais au passé. Dorénavant, les actes des États-Unis seront déterminés avant tout par ce qui bénéficiera directement à l’économie américaine, aux entreprises du pays, ainsi qu’à la sécurité du territoire national.

Il n’est pas impossible qu’un futur président américain revienne sur certains éléments de cette vision du monde, notamment sur l’accent placé sur les Amériques. Mais d’ici là, il faut s’attendre à un monde plus chaotique, moins libre et moins prospère, sachant que l’actuelle administration a encore trois ans devant elle. La Russie et la Chine y trouveront certaines opportunités, tandis que les amis et alliés traditionnels européens et asiatiques seront confrontés à des risques accrus et à des choix difficiles. Seule certitude, une période de l’histoire s’achève, et une nouvelle débute.

Par Richard Haass

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