MADRID – L’escalade des rivalités entre grandes puissances ne cessant d’éroder les structures multilatérales qui soutiennent l’ordre mondial depuis le milieu du XXe siècle, le monde est à l’aube d’une profonde restructuration géopolitique.
Pour éviter que le système international ne sombre dans le chaos et les conflits, tous ceux qui refusent d’accepter un monde gouverné uniquement par la puissance brute doivent trouver les moyens de renforcer les institutions multilatérales aujourd’hui affaiblies, au moyen de mécanismes informels et d’accords bilatéraux.
De la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 2010, le multilatéralisme a servi de cadre à la coopération internationale. Certes imparfait et souvent incohérent, il constituait pour autant le modèle de gouvernance mondiale le plus efficace jamais créé. Malheureusement, après une dizaine d’années d’érosion constante, il est aujourd’hui clair que le système multilatéral tel que nous le connaissons ne peut plus faciliter l’action collective.
Sans un cadre permettant de coordonner les relations entre les États, les alternatives font peu de doute : soit un gouvernement mondial, projet irréalisable, soit une dérive régulière vers l’anarchie. Le multilatéralisme était apparu comme une solution intermédiaire pragmatique : un processus décisionnel collectif et des règles contraignantes, plutôt qu’une seule autorité mondiale ou aucune autorité du tout.
Né de circonstances historiques uniques, ce modèle a pris forme lorsque les États-Unis – puissance mondiale dominante de l’après-guerre – ont œuvré pour un système fondé sur les traités, guidé par une logique éclairée des intérêts. Cette vision s’est concrétisée lors des conférences de Bretton Woods et de San Francisco, qui ont conduit à la création des Nations Unies, du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, ainsi que de l’institution qui lui a succédé, l’Organisation mondiale du commerce.
En principe, mais pas toujours en pratique, ces institutions multilatérales étaient ouvertes à tous les États, un certain nombre d’organismes tels que l’OMC et l’Organisation de l’aviation civile internationale fournissant un cadre commun de règles, de normes et de responsabilités. Ces institutions sont toutefois sérieusement mises à mal depuis quelques années par la montée du souverainisme au sein d’économies développées telles que les États-Unis, ainsi que de puissances émergentes telles que la Chine.
Les États-Unis ont joué un rôle considérable dans l’affaiblissement des institutions qu’ils avaient eux-mêmes contribué à créer. L’invasion de l’Irak, en 2003, et l’intervention dans la guerre civile en Libye, en 2011, ont révélé que les grandes puissances mondiales ne s’estimaient pas liées par l’ordre international fondé sur des règles. Cette tendance a été renforcée par l’élection du président américain Donald Trump en 2016, puis son retour au pouvoir en 2025 a marqué le rejet explicite de l’approche multilatérale.
Dans le même temps, la Russie et la Chine ont volontiers déstabilisé un système qu’elles considèrent comme préjudiciable à leurs intérêts. L’invasion de la Géorgie par la Russie, en 2008, et les invasions de l’Ukraine, en 2014 et 2022, ont ouvertement défié le droit international, et conduit au retour de la guerre ouverte en Europe. De même, la stratégie industrielle chinoise « Made in China 2025 » viole les règles de l’OMC, et les actions agressives de Pékin en mer de Chine méridionale témoignent d’un mépris total pour la décision arbitrale de 2016, qui a rejeté ses revendications d’expansion maritime.
Les conséquences sont désormais évidentes : sur les questions les plus cruciales, les institutions multilatérales ne constituent plus le moteur de la prise de décisions au niveau mondial. Paralysé par les vetos réciproques de ses membres permanents, le Conseil de sécurité de l’ONU se montre pour l’essentiel inactif, à l’exception notable de son récent soutien au plan de paix de Trump pour Gaza. Dans le même temps, l’OMC – dont la création en 1995 correspond à la dernière grande réalisation du multilatéralisme – n’est plus en mesure de faire respecter ses propres règles, depuis que les États-Unis ont rendu son instance d’appel inopérante en 2019.
Cette paralysie institutionnelle s’inscrit dans une tendance plus large. Aucune institution multilatérale majeure n’a été créée depuis des décennies, tandis que les accords informels – dépourvus de règles contraignantes, et impliquant souvent des acteurs non étatiques – se sont multipliés, offrant des formes de coordination plus souples et plus adaptables, rendues propices par un monde de plus en plus fragmenté. Les institutions multilatérales représentent aujourd’hui seulement un quart de l’écosystème de la gouvernance mondiale.
Dans ce contexte, il devient très difficile d’empêcher la désintégration de l’ordre international. Nous avons besoin de mécanismes intermédiaires, qui ne dépendent pas d’une participation universelle ou de l’adoption de règles globales et contraignantes. À la différence d’un consensus mondial quasiment impossible à atteindre, les alliances informelles, les plateformes public-privé, et les mécanismes flexibles de coordination peuvent contribuer à atténuer les risques géopolitiques.
Gavi, l’Alliance du vaccin – qui a permis de vacciner plus d’un milliard d’enfants depuis l’an 2000 – constitue ici un modèle utile, tout comme l’Institute of Electrical and Electronics Engineers, dont les normes techniques sont acceptées dans le monde entier (notamment le Wi-Fi), ou encore l’Organisation internationale de normalisation (ISO). Sans pour autant exercer d’autorité juridique, ces entités ont acquis une légitimité technique, et font l’objet d’une large adhésion volontaire. Autrefois secondaires par rapport aux institutions multilatérales, elles pourraient aujourd’hui devenir les piliers de la coordination mondiale.
Acteurs privés, gouvernements infranationaux, institutions universitaires et réseaux professionnels ne cessant de gagner en influence, la diplomatie ne constitue plus le domaine exclusif des ministères des Affaires étrangères. La gouvernance mondiale devient ainsi de plus en plus décentralisée, en particulier dans des domaines critiques tels que la cybersécurité.
Pour éviter une catastrophe mondiale, l’actuel vide institutionnel doit être comblé par des accords flexibles et applicables : moins formels, moins universels et moins contraignants, mais toujours de nature à faciliter la coopération entre les États et les acteurs clés. Parmi ces mécanismes figurent les partenariats public-privé, les accords interrégionaux tels que le pacte commercial UE-Mercosur, ou encore les « coalitions des volontaires », telles que les Partenariats pour une transition énergétique juste.
Cette approche implique certes des coûts de transaction plus élevés, et ne garantit ni la certitude, ni l’uniformité. La tâche des dirigeants politiques internationaux ne consiste cependant pas à concevoir le modèle parfait, mais à identifier celui qui apparaît le plus viable dans un monde en pleine transformation, au bord de l’effondrement systémique.
Par Javier Solana et Angel Saz-Carranza


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