Le marché européen du carbone doit se tourner vers l’avenir

La politique de tarification du carbone appliquée par l’Union européenne fait depuis de nombreuses années l’objet d’un débat houleux. Pour certains, elle constitue une audacieuse expérimentation visant à aligner les marchés sur les limites de notre planète ; pour d’autres, elle n’est qu’un fardeau de plus pour des ménages et des entreprises déjà éprouvés par l’augmentation des prix de l’énergie.

Une réalité demeure toutefois incontestable : le système d’échange de quotas d’émission (SEQE) de l’UE a permis de réduire les émissions de dioxyde de carbone plus rapidement et à moindre coût que presque toutes les autres politiques climatiques. La question n’est plus de savoir s’il convient d’attribuer un prix au carbone, mais de déterminer comment rendre le système plus équitable, plus efficace et plus résilient face aux vents politiques défavorables. La crédibilité de l’Europe en matière climatique dépend de la capacité à établir un juste équilibre entre ambition et pragmatisme économique.

Depuis sa création en 2005, le SEQE a permis d’importantes réductions des émissions, guidées par le marché. Les émissions du secteur de l’électricité ont chuté, le charbon a été largement exclu du marché, les émissions des secteurs participants ont diminué d’environ 50 %, et plusieurs milliards de dollars de recettes issues du SEQE ont été investis dans les technologies d’énergie propre.

Ainsi, ce qui avait débuté comme un système expérimental de plafonnement et d’échange est devenu le plus grand marché du carbone au monde, en termes de recettes, ainsi qu’un modèle pour plusieurs systèmes de même nature, de Californie jusqu’en Chine. Aujourd’hui, près de 30 % des émissions mondiales de CO2 sont couvertes par une forme ou une autre de système de tarification – contre moins de 6 % il y a 20 ans – générant plus de 100 milliards $ de recettes publiques chaque année.

Une telle croissance entraîne inévitablement de nouveaux défis. À mesure que le SEQE s’étendra à des secteurs tels que les transports et le bâtiment, et que les quotas gratuits seront progressivement supprimés entre 2026 et 2034, l’augmentation des prix du carbone impactera plus directement les entreprises et les ménages. Ces réalités ne doivent pas être ignorées, mais elles ne justifient pas l’abandon d’une politique qui a prouvé son efficacité. Elles nécessitent davantage un réajustement prudent, permettant de maintenir l’équité et la viabilité politique du système.

Bien que la tentation d’assouplir ou de suspendre la tarification du carbone en périodes de crise économique soit forte, un revirement politique brutal éroderait la confiance des investisseurs, alimenterait l’incertitude, et compromettrait la crédibilité de l’Europe en tant que leader climatique. La stabilité constitue le fondement de l’innovation à long terme, et l’essor des investissements européens dans les technologies propres en dépend.

Pour autant, l’objectif de la tarification du carbone ne consiste pas à punir l’industrie. Elle adresse un signal selon lequel la pollution s’accompagne d’un coût élevé, et selon lequel la rentabilité passe par une production plus écologique, ce qui permet aux entreprises de suivre la trajectoire la plus efficace de réduction de leurs émissions, plutôt que de se conformer à des obligations uniformes. Les recettes peuvent – et doivent – être réinvesties dans l’économie afin de soutenir les entreprises et les ménages vulnérables durant la transition.

Le versement d’un « dividende climatique » aux ménages, financé par les recettes du SEQE, pourrait compenser la hausse des coûts de l’énergie et des transports, tout en renforçant la confiance du public. Un soutien ciblé, sous réserve qu’il génère des gains de décarbonation mesurables, pourrait faciliter la transition des industries concernées jusqu’à ce que des alternatives faiblement émettrices de carbone deviennent commercialement viables, à condition également que les dirigeants politiques évitent les subventions propices aux inefficiences, appliquées sous prétexte de renforcement de la compétitivité.

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’UE, qui entrera en vigueur en 2026, est un complément essentiel – bien que mal compris – du système d’échange de quotas d’émission. Il étend la tarification du carbone aux importations d’acier, d’aluminium, de ciment, d’engrais, d’électricité et d’hydrogène, faisant ainsi en sorte que les entreprises européennes ne soient pas concurrencées par des rivales étrangères plus émettrices de carbone. Contrairement à ce que prétendent certains détracteurs de ce mécanisme, il ne s’agit pas de protectionnisme, mais de réalisme climatique.

Le MACF pourrait également catalyser une révolution silencieuse dans la politique climatique mondiale. En liant l’accès au plus vaste grand marché unique du monde à la transparence en matière de carbone, l’UE adresse un message clair : si vous souhaitez vendre chez nous, vous devez respecter les mêmes règles environnementales que nous. Plusieurs autres grandes économies, dont les États-Unis, envisagent d’ores et déjà un fonctionnement similaire, ce qui illustre une reconnaissance croissante du fait que la concurrence loyale et l’action climatique peuvent aller de pair.

Or, cette possibilité même d’une convergence des systèmes de tarification du carbone par-delà les frontières constitue précisément la raison pour laquelle certains gouvernements et groupes industriels cherchent à entraver ou à fragmenter les échanges de quotas d’émission. Une tarification transparente et comparable du carbone compromet en effet l’avantage concurrentiel de la fabrication hautement émettrice de carbone.

L’UE ne doit pas laisser les pressions politiques dicter le rythme ou l’orientation de sa transition énergétique. Il est toutefois nécessaire que le MACF soit ajusté, afin de veiller à ce que l’ambition ne se transforme pas en rigidité. Quatre mesures pourraient être prises pour y parvenir.

Premièrement, l’évaluation comparative des importations pourrait consentir un allègement partiel aux producteurs étrangers qui respectent les normes européennes les plus exigeantes. Cette approche récompenserait la production respectueuse du climat, réduirait les tensions commerciales, et permettrait à l’UE de maintenir des quotas gratuits pour les producteurs européens propres.

Deuxièmement, il est nécessaire que l’UE mette en place des remises à l’exportation pour les entreprises européennes opérant sur des marchés qui ne disposent pas d’une tarification efficace du carbone. Pour faire progresser significativement la lutte contre le changement climatique, les produits européens propres doivent pouvoir être compétitifs à l’échelle mondiale.

La troisième priorité doit consister à simplifier et harmoniser les exigences de déclaration liées au MACF et aux autres politiques dans ce domaine. Un MACF rationalisé pourrait remplacer un ensemble hétéroclite de règles superposées par une tarification unique et transparente du carbone s’agissant de la production nationale comme des biens importés, ce qui allégerait les formalités administratives tout en conférant davantage de clarté aux entreprises.

Enfin, il est important que le MACF soit introduit progressivement, pour éviter de nuire involontairement aux économies les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète. L’UE pourrait même utiliser une partie des recettes du MACF pour aider ces pays à investir dans une production plus respectueuse de l’environnement. Loin d’affaiblir le système, cette démarche servirait son objectif d’équité et de réciprocité concernant les coûts du carbone.

Il est essentiel de reconnaître que la résilience climatique et la compétitivité ne sont pas incompatibles. Le SEQE et le MACF ne constituent pas des contraintes bureaucratiques, mais les fondations de l’économie européenne de demain. En stimulant l’innovation relative aux technologies propres, la tarification du carbone peut alimenter la croissance de secteurs stratégiques, de l’hydrogène vert jusqu’aux matériaux avancés, en passant par la fabrication circulaire, tout en réduisant la dépendance énergétique.

Pour que ce modèle fonctionne, il est nécessaire que les dirigeants politiques se concentrent sur trois principes : l’équité, afin de maintenir l’engagement des citoyens ; la prévisibilité, pour préserver la confiance des investisseurs ; et la cohérence, essentielle au maintien du leadership européen sur la scène mondiale. Si l’Europe parvient à éviter de brusques changements politiques durant la transition énergétique, elle atteindra non seulement ses objectifs climatiques, mais façonnera également les règles d’une nouvelle économie faiblement émettrice de carbone.

Par Günther Thallinger et Ludovic Subran

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