Le retard est fatal à la justice antitrust

Lorsqu'un juge fédéral américain a statué, fin novembre, que Meta n'exerçait pas de monopole illégal sur les réseaux sociaux, il a rappelé que même les preuves les plus solides peuvent paraître faibles lorsque les autorités chargées de faire respecter la loi agissent trop tard.

Rejetant la définition restrictive du marché de la Commission fédérale du commerce des États-Unis, le tribunal a conclu que Meta, anciennement connu sous le nom de Facebook, était en concurrence avec un large éventail de rivaux tels que TikTok et YouTube. Les juristes peuvent disséquer l'avis, et ils le feront, mais ce qu'il faut retenir, c'est que le choix du moment est important sur les marchés dynamiques, ce qui implique que les autorités antitrust doivent élaborer une approche préventive, plutôt que de s'en remettre uniquement à des mesures réactives.

L'affaire était centrée sur les acquisitions par Facebook d'Instagram en 2012 et de WhatsApp en 2014, alors que ces deux entreprises représentaient indubitablement des menaces concurrentielles. Facebook l'a d’ailleurs reconnu : des courriels internes et des documents stratégiques exposaient clairement son intention de copier, d'acquérir ou de neutraliser ses concurrents, tandis que les dirigeants de l'entreprise reconnaissaient explicitement la menace existentielle que représentait Instagram. Les avocats de la FTC découvrent rarement ce type de preuves irréfutables.

L'affaire s'est cependant effondrée sous le poids de la réalité du marché d'aujourd'hui. Au lieu de considérer le monde tel qu'il existait au moment où les fusions ont eu lieu, le tribunal a cité (à tort) l'essor de TikTok, Snapchat et YouTube Shorts comme preuve de l'absence de pouvoir monopolistique de Facebook. Le succès de TikTok ne prouve toutefois guère la domination antérieure de Facebook, car ByteDance, sa société mère, a dépensé des sommes considérables pour acquérir des utilisateurs, devenant à un moment donné l'un des plus gros acheteurs de publicités sur Facebook, Instagram et Snap aux États-Unis. Une entreprise chinoise au capital presque illimité qui fait irruption sur le marché n'est pas une preuve de saine concurrence.

Les failles dans le raisonnement de la Cour reflètent un problème plus profond lié aux litiges portant sur des fusions déjà réalisées : elles demandent aux juges de voyager dans le temps et d'oublier ce qu'ils savent aujourd'hui. Des questions telles que « Instagram serait-il devenu aussi important sans l'investissement de Facebook ? » ou « Quelle concurrence aurait pu émerger si les acquisitions n'avaient pas eu lieu ? » sont intrinsèquement contrefactuelles. Il est très difficile de mesurer l'impact d'une concurrence qui n'a jamais existé.

Cela suggère que les acquisitions auraient dû être contestées dès leur proposition initiale, une tâche difficile, mais moins ardue que de contester des transactions déjà conclues. Il est moins difficile de prédire l'avenir que de reconstruire le présent sur la base d'un passé imaginaire.

Les failles d'une application tardive de la législation ont également été mis en évidence lors du procès antitrust de Google. Même si un juge fédéral américain a statué en 2024 que Google avait illégalement monopolisé les services de recherche générale, la mesure corrective a été adoucie par la perception que les chatbots d'IA étaient déjà en train de remodeler le marché. Même les mesures correctives proposées les plus audacieuses visaient moins à rétablir la concurrence dans le secteur de la recherche qu'à garantir que la prochaine frontière technologique reste ouverte.

La même dynamique s'est manifestée dans l'affaire antitrust historique que le gouvernement fédéral américain a intentée contre Microsoft dans les années 1990. Au lieu de relancer la concurrence dans les systèmes d'exploitation, où la domination de Microsoft était solidement ancrée, le litige a ouvert la voie à la prochaine génération d'entreprises en empêchant Microsoft d'étendre son monopole aux navigateurs et aux applications. Il s'agit bien sûr d'un objectif louable. Les marchés illégalement monopolisés ne doivent cependant pas être traités comme un fait accompli.

Sur des marchés en rapide évolution, mieux vaut prévenir que guérir, et c'est pourquoi une intervention précoce pour bloquer les fusions illégales doit être la norme, et non l'exception. Les régulateurs auraient dû empêcher Facebook d'acquérir Instagram et WhatsApp dès le départ, mais ils ont péché par excès de prudence, craignant les faux positifs et pensant que le marché se corrigerait de lui-même. Cette décision s'est toutefois avérée impossible à annuler, même si l'acquisition par Facebook de concurrents directs sur un marché concurrentiel aurait dû être une victoire facile pour les autorités antitrust – le type même de préjudice que la loi vise à prévenir.

Il faut reconnaître que la FTC et le ministère de la Justice sous l'ancien président américain Joe Biden avaient commencé à développer et à utiliser leurs outils préventifs. Ils ont contesté plusieurs fusions (notamment Nvidia-Arm, Illumina-GRAIL et Microsoft-Activision Blizzard), examiné les pratiques dans des secteurs naissants tels que les partenariats en matière d'IA et lancé des enquêtes préliminaires sur les monopoles émergents sur les marchés de l'informatique dématérialisée et des semi-conducteurs. Le pendule est cependant revenu en arrière sous la deuxième administration de Donald Trump, qui a poursuivi les accords de fusions, réduit les enquêtes sur les géants de l'IA et ravivé le mythe selon lequel les entreprises technologiques sont les gardiennes de l'innovation et de la sécurité nationale.

Il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi. Les régulateurs antitrust américains disposent désormais de lignes directrices plus strictes en matière de fusions et comprennent mieux le fonctionnement des marchés numériques. Ce qu'il leur faut, c'est la volonté politique d'agir rapidement et de manière décisive.

Il en va de même pour les autres gouvernements. Les fusions technologiques les plus importantes sont examinées simultanément dans plusieurs juridictions, et les régulateurs de l'Union européenne et du Royaume-Uni disposent également d'outils préventifs puissants, notamment l'examen des fusions et les études de marché. Le simple fait d'ouvrir une enquête peut créer suffisamment de frictions et d'incertitudes pour que les parties renoncent à un accord, comme cela s'est produit avec Nvidia-Arm et Visa-Plaid. Jusqu'à récemment, l'autorité britannique de la concurrence et des marchés, à l'instar de la FTC et du DOJ aux États-Unis, surveillait de plus près les fusions et les partenariats technologiques, en particulier dans le secteur de l'intelligence artificielle.

La ruée mondiale pour attirer les investissements dans l'IA a cependant fait reculer l'application de la législation sur la concurrence. Dans un contexte de turbulences géopolitiques croissantes, les régulateurs oublient les leçons durement acquises de l'ère des plateformes et reculent au moment précis où ils devraient appliquer ces leçons pour bloquer les fusions anticoncurrentielles dans le domaine de l'IA et empêcher l'émergence de monopoles de l'IA. Il en résulte un problème classique d'action collective, même s'il suffit d'une autorité de la concurrence courageuse pour bloquer une opération globale et changer la trajectoire d'un marché entier.

La décision Meta peut sembler faire beaucoup de bruit pour rien : une affaire trop difficile à gagner malgré des preuves accablantes. Si l'on se place dans un contexte plus large, il apparaît toutefois clairement que le timing fait toute la différence dans l'application de la législation antitrust. Les régulateurs doivent apprendre à faire jouer leur pouvoir de prévention s'ils veulent avoir une chance de dompter Big Tech.

Par Madhavi Singh

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